Jusqu’à quand Israël pourra-t-il défier le monde?

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Enfant de Palestine
Crédit image: Bansky, Londres, Décembre 2023


06.01.24 - Montreal, Canadá - Yakov M. Rabkin

La dévastation de Gaza suit un ancien scénario

Suite à l’offensive de l’armée israélienne, en janvier 2024 plus de 20 000 Palestiniens de Gaza étaient déjà tués, principalement des femmes et des enfants. Trois fois plus étaient blessés. Certains experts qualifient cela de génocide, d’autres de massacre. Deux millions de personnes ont été déplacées, bien plus que durant toute l’histoire du déplacement des Palestiniens depuis le début de l’installation sioniste au tournant du XXe siècle. Comme Israël s’en prend aux hôpitaux et aux infrastructures civiles, les maladies infectieuses et la famine menacent de faire encore plus de victimes. Plusieurs soldats israéliens eux-mêmes auraient été d’ailleurs infectés lors des opérations au sol et l’un d’eux est mort. Le général de réserve Giora Eiland suggère de tabler sur l’arme des épidémies imminentes plutôt que de mettre en danger la vie des soldats israéliens dans une affrontement réel. Les bombardements violents de Gaza ont démodernisé la zone et l’ont ramenée à l’âge de pierre : hôpitaux, écoles, centrales électriques sont réduits en ruines. Ce qui s’y déroule semble sans précédent. Tout comme le nombre des victimes.
Pourtant, la tragédie qui s’y déroule suit l’ancien scénario du projet sioniste, un projet européen à plus d’un titre, enraciné dans les nationalismes ethniques d’Europe de l’Est et d’Europe centrale. Selon celui-ci, les nations doivent vivre dans leur environnement « naturel » et ceux qui n’appartiennent pas à l’ethnie titulaire sont tout au plus tolérés. Un journaliste irakien écrivait, en 1945, que l’objectif des sionistes était « d’expulser les Britanniques et les Arabes de Palestine afin qu’elle devienne un pur État sioniste. (…) Le terrorisme [était ainsi] le seul moyen qui pouvait permettre aux aspirations sionistes d’aboutir. » De manière significative, le journaliste ne considérait pas l’État futur comme juif mais comme sioniste. Il devait savoir que les juifs de pays autres que ceux d’Europe et de colonisation européenne constituaient une part minuscule du mouvement sioniste.
Le sionisme est également européen en ce qu’il s’agit du plus récent projet d’occupation coloniale. L’Association de Colonisation Juive de la Palestine était une des agences consacrées à transformer la Palestine multiethnique et multiconfessionnelle en « foyer juif ». Le Jewish Colonial Trust, prédécesseur de la Banque Léumi, aujourd’hui la plus grande banque d’Israël, finançait le développement économique lié à l’établissement sioniste en Palestine. Selon le mode d’action colonial habituel, les premiers colons sionistes étaient désireux d’établir une colonie séparée plutôt que de s’intégrer dans la société palestinienne existante.
Le sionisme n’est pas seulement le cas le plus récent de colonialisme de peuplement. Israël est unique en ce sens que, contrairement à l’Algérie ou au Kenya, il n’est pas peuplé de migrants venant de la métropole coloniale. Mais cette distinction importe peu pour les Palestiniens autochtones qui, comme dans de nombreuses autres situations, sont déplacés, dépossédés et massacrés par les colons. Le déplacement est mis en œuvre non seulement à Gaza, où il est massif et sans discrimination, mais aussi en Cisjordanie où il est plus ciblé.
Pour parvenir à ses objectifs, le sionisme a dû compter sur les grandes puissances, l’Empire britannique, l’Union soviétique, la France et, de nos jours, les États-Unis. Les sionistes, visant la réussite de leur projet, ont été pragmatiques et idéologiquement souples. Ils ont bénéficié du soutien de l’Internationale Socialiste pendant la majeure partie du XXe siècle puis sont devenus les favoris des suprématistes blancs et de l’extrême droite.
Le sionisme est une réponse de type nationaliste à la discrimination et à la violence anti-juives en Europe. Il considère l’antisémitisme comme endémique et irréductible, rejetant explicitement la viabilité à long terme de la vie juive partout sauf au sein de « l’État juif » en Palestine. Le génocide nazi en Europe a renforcé cette conviction et a offert une légitimité au projet colonial naissant alors que de tels projets échouaient partout ailleurs. Le projet sioniste, ignorant l’opposition des Palestiniens et des Arabes, a simplement exporté la « question juive » de l’Europe en Palestine.
Les Palestiniens ont progressivement compris que le projet sioniste les priverait de leur terre et ont entamé une résistance. C’est pourquoi les premiers colons sionistes, pour la plupart originaires de l’Empire russe, ont formé des milices pour combattre la population locale. Ils ont perfectionné leur expérience terroriste acquise pendant la révolution de 1905 avec des mesures de contre-insurrection coloniales apprises de la vaste expérience des Britanniques. Établi contre la volonté du monde arabe tout entier, y compris des Palestiniens locaux, l’État d’Israël doit vivre par l’épée. L’armée et la police ont travaillé dur pour parvenir à ce que les Britanniques appelaient la « pacification des indigènes » et maintenir les Palestiniens sous contrôle. Leur tâche a consisté à conquérir autant de terres que possible et de faire en sorte que le moins de Palestiniens y demeure.
De nombreux Gazaouis avaient été expulsés de la zone même qui a subi l’attaque du Hamas en octobre. Ce sont pour la plupart des réfugiés ou des descendants de réfugiés de ce qui est maintenant l’État d’Israël. La forte densité de la population dans une zone close, que certains appellent « la plus grande prison à ciel ouvert », les rend particulièrement vulnérables. Lorsqu’Israël n’a pas apprécié l’élection du Hamas en 2006, il a assiégé Gaza limitant l’accès à la nourriture, aux médicaments, au travail, etc. Les responsables israéliens admettaient ouvertement qu’ils mettaient les Gazaouis « au régime » tout en ayant à « tondre la pelouse » de temps en temps en soumettant les Gazaouis à une « pacification » violente.
Les seize années de siège ont intensifié la colère, la frustration et le désespoir, et conduit à l’attaque du Hamas de 2023. En réponse, Israël a utilisé des drones, des missiles et des avions pour continuer ce qui avait été commencé auparavant avec des fusils et des mitrailleuses. Le taux de mortalité a augmenté, mais l’objectif de terroriser les Palestiniens pour les soumettre est resté le même. Le nom de l’assaut actuel sur Gaza, « Épées de Fer », reflète bien le choix séculaire des sionistes de vivre par l’épée plutôt que de coexister avec les Palestiniens sur un pied d’égalité. Ein berera, « nous n’avons pas le choix », l’excuse israélienne courante pour déclencher la violence, est donc trompeuse.

Impunité et impuissance

Israël a bénéficié d’un degré élevé d’impunité et des dizaines de résolutions de l’ONU ont tout simplement été ignorées. Une seule fois, dans le sillage de la guerre de Suez de 1956, Israël a été contraint de renoncer à la conquête territoriale. Cela s’est produit sous une menace venant à la fois des États-Unis et de l’Union soviétique. Depuis lors, Israël s’appuie sur un soutien diplomatique et militaire ferme des États-Unis, qui est devenu plus effronté avec l’avènement du moment unipolaire de l’Amérique après la dissolution de l’Union soviétique. Ce soutien se manifeste maintenant par la fourniture de munitions américaines pour la guerre à Gaza, la présence de navires de la marine américaine protégeant Israël d’autrui et les vétos des États-Unis au Conseil de sécurité. Israël et les États-Unis vont de pair. L’Europe, bien qu’étant plus critique envers Israël sur le plan rhétorique, n’en suit pas moins de près la ligne américaine, comme elle le fait dans le conflit en Ukraine. Dans les deux cas, les chancelleries européennes semblent avoir abdiqué leur indépendance et, éventuellement, leur capacité d’action.
L’impunité d’Israël reflète également l’impuissance du reste du monde. Alors que les gouvernements musulmans et arabes dénoncent et protestent contre l’assaut d’Israël sur Gaza, aucun n’a imposé ou même proposé de sanctions économiques et encore moins militaires. Moins d’une douzaine de pays ont suspendu les relations diplomatiques ou retiré leur personnel diplomatique d’Israël. Aucun n’a coupé les ponts. La Russie et la Chine, ainsi que la plupart de ceux du Sud global, expriment leur consternation face aux victimes civiles à Gaza, mais se limitent à des déclarations.
Les réactions occidentales manifestent deux poids, deux mesures. Des sanctions économiques drastiques imposées à la Russie contrastent avec l’approvisionnement généreux en armes et, au mieux, des appels verbaux à la modération en réponse aux actions israéliennes à Gaza. En quelques mois, Tsahal a dépassé le record de presque deux ans de la Russie en Ukraine en ce qui concerne le volume d’explosifs largués, le nombre de personnes tuées et blessées, et la proportion civils/militaires parmi les victimes. Les sermons occidentaux sur l’inclusion et la démocratie sont peu susceptibles de peser lourd dans le reste du monde. Les vies palestiniennes ne comptent pas vraiment pour les gouvernements occidentaux.
La nonchalance des réactions vis-à-vis des massacres à Gaza contraste avec l’indignation qu’ils provoquent dans la population d’une grande partie du monde. D’énormes manifestations appellent les gouvernements à mettre un terme à la violence. En réponse, la plupart des gouvernements occidentaux n’ont rien trouvé de mieux que de renforcer les mesures visant à restreindre la liberté d’expression. L’opposition au sionisme a été assimilée à de l’antisémitisme ; le Congrès américain a même entériné officiellement l’équivalence entre l’antisionisme et l’antisémitisme en décembre 2023. Des accusations d’antisémitisme sont portées à l’encontre d’étudiants, souvent juifs, qui organisent des manifestations pro-palestiniennes. Les débats télévisés sur ce qui constitue « l’antisémitisme génocidaire » dans les campus universitaires d’élite détournent l’attention de ce qui ressemble à un véritable génocide à Gaza. L’antisémitisme sert de Wunderwaffe à Israël, son arme de distraction massive.
Des manifestations pro-palestiniennes ont été interdites dans plusieurs capitales européennes où le boycott commercial ou culturel d’Israël a été rendu illégal. Cette pression de la classe dirigeante, y compris les tribunaux, la police, les entreprises médiatiques, les employeurs et les administrations universitaires, crée un puissant sentiment de frustration dans la population. Peu après avoir attaqué Gaza en 2009, et malgré de vives critiques sur son traitement des Palestiniens, Israël a été accepté à l’unanimité dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), composée d’environ 30 pays qui se vantent de structures de gouvernance démocratiques. L’ancien Premier ministre canadien Stephen Harper, alors encore en fonction, a placé la solidarité avec Israël au-dessus des intérêts du Canada au point de prétendre que son gouvernement soutiendrait Israël « quel qu’en soit le coût».
Le soutien à Israël, qui tend à augmenter en fonction du revenu, s’est transformée en une question de classe. Il sert de rappel supplémentaire de l’éloignement croissant entre les dirigeants et les dirigés, le fameux un pour cent et le reste du monde. Reste à voir si la frustration populaire face à l’hypocrisie des gouvernements dans leur soutien à la guerre à Gaza pourra un jour entraîner un changement politique qui menacerait l’impunité d’Israël.
Israël est un État sans frontières. En termes géographiques, il s’est étendu par la conquête militaire ou par la colonisation. Le mouvement sioniste et les gouvernements israéliens successifs se sont donné beaucoup de mal pour ne jamais définir les limites qu’ils envisagent pour leur État. Les services secrets israéliens et l’armée ne tiennent aucun compte des frontières, frappant des cibles dans les pays voisins et ailleurs à leur guise. Ce caractère sans frontières se manifeste également dans la prétention d’Israël d’appartenir aux Juifs du monde entier plutôt qu’à ses citoyens. Cela conduit à la transformation ouverte des organisations juives en agents israéliens. C’est particulièrement évident aux États-Unis. Des agents à peine secrets israéliens, tels que l’AIPAC, assurent les intérêts d’Israël dans les élections américaines à tous les niveaux, des conseils scolaires à la Maison Blanche. Israël a même joué le pouvoir législatif contre l’exécutif à Washington. Pourtant, cette ingérence politique flagrante attire beaucoup moins de critiques dans les médias grand public que les ingérences supposées de la Chine ou de la Russie. Israël intervient également dans les affaires intérieures d’autres pays.

Conflit entre les valeurs juives et sionistes

Le sionisme a suscité la controverse au sein des juifs dès son origine. Le premier congrès sioniste en 1897 a dû être déplacé de l’Allemagne en Suisse parce que les organisations juives allemandes s’opposaient à la tenue d’un événement sioniste dans leur pays. L’argument sioniste selon lequel la patrie des juifs n’est pas le pays où ils ont vécu pendant des siècles et pour lequel beaucoup ont versé leur sang lors des guerres, mais une terre d’Asie occidentale. Pour beaucoup de juifs, ce message n’est pas sans entretenir une ressemblance déconcertante avec celui des antisémites qui sont indignés par leur intégration sociale.
Initialement irréligieux, le sionisme détourne la terminologie religieuse à des fins politiques. Ainsi, am Israel, « le peuple d’Israël », défini par sa relation à la Torah, est considéré comme se référant à une ethnie ou une nationalité dans la terminologie sioniste. Ce qui a incité l’éminent rabbin européen Jechiel Weinberg (1884-1966) à souligner que « la nationalité juive est différente de celle de toutes les nations en ce sens qu’elle est uniquement spirituelle et que sa spiritualité n’est rien d’autre que la Torah. […] À cet égard, nous sommes différents de toutes les autres nations, et quiconque ne le reconnaît pas, nie le principe fondamental du judaïsme. »
Une autre raison de l’opposition juive au sionisme est morale et religieuse. Bien que les prières pour le retour en Terre Sainte fassent partie du rituel judaïque quotidien, celui-ci n’est pas un objectif politique et encore moins militaire. De plus, le Talmud énonce des interdictions spécifiques de tout mouvement de masse vers la Palestine avant les temps messianiques, même « avec l’accord des nations ». C’est pourquoi le projet sioniste avec son addiction à la violence armée continue de répugner à de nombreux juifs et leur cause même de l’embarras voire du dégoût.
Certes, le Pentateuque et plusieurs des livres des Prophètes, tels que Josué et les Juges, regorgent d’images violentes. Mais loin de glorifier la guerre, la tradition juive voit dans l’allégeance à Dieu, et non dans la prouesse militaire, la principale raison des victoires mentionnées dans la Bible. La tradition juive abhorre la violence et réinterprète les épisodes de guerre, nombreux dans la Bible hébraïque, dans une optique pacifiste. La tradition privilégie clairement le compromis et l’accommodement. Albert Einstein faisait partie des humanistes juifs qui ont dénoncé le Beitar, le mouvement de jeunesse paramilitaire sioniste, aujourd’hui affilié au Likoud au pouvoir. Il le considérait comme « aussi dangereux pour notre jeunesse que l’hitlérisme pour la jeunesse allemande ».
Le sionisme rejette vigoureusement cette tradition « exilique », qu’il considère comme « la consolation des faibles ». Des générations d’Israéliens ont été élevées dans les valeurs du courage martial, fières de servir dans l’armée. Les sionistes se réfèrent régulièrement à leur État comme à une continuation de l’histoire biblique. L’idée du Grand Israël est enracinée dans la lecture littérale du Pentateuque. Le sionisme exige un engagement total et tolère peu d’opposition ou de critique. La passion de l’engagement sioniste a conduit à l’assassinat d’opposants, a dressé des pères contre leurs fils, divisant les familles et les communautés juives. L’historien Eli Barnavi, ancien ambassadeur israélien à Paris, avertit que « le rêve d’un “Troisième Royaume d’Israël” ne pourrait conduire qu’au totalitarisme ». En effet, de nombreux dirigeants communautaires juifs, indifférents au spectre de la « double loyauté », insistent pour que l’allégeance à l’État d’Israël prévale sur toutes les autres, y compris l’allégeance envers leur propre pays.
Les sionistes, qu’ils soient en Israël ou ailleurs, ont longtemps prétendu être « l’avant-garde du peuple juif » et le sionisme remplace le judaïsme pour pas mal de juifs. Leur identité, initialement religieuse, est devenue politique : ils sont les soutiens et les patriotes d’Israël, « mon pays, à tort ou à raison », plutôt que des adhérents du judaïsme.
La jeunesse d’Israël apparaît comme une exception parmi les pays riches. À chaque génération, les Israéliens deviennent plus combatifs et anti-arabes. Alors que, dans d’autres pays, les jeunes juifs sont généralement moins conservateurs que leurs parents et embrassent des idées de justice sociale et politique, les jeunes juifs israéliens défient cette tendance. L’éducation israélienne inculque des valeurs martiales et la croyance que, si l’État d’Israël avait existé avant la Seconde Guerre mondiale, le génocide nazi n’aurait jamais eu lieu. Ce qui maintient l’unité fragile de la majorité non-arabe est la peur : une mentalité d’assiégés qui se donne le plus souvent l’image de soi d’une victime vertueuse déterminée à empêcher la répétition du génocide nazi. La mémoire de cette tragédie européenne est devenue un outil de mobilisation des juifs en faveur de la cause sioniste. Son utilité politique est encore fort loin d’être épuisée.
L’utilisation du génocide pour favoriser le patriotisme israélien n’a jamais cessé depuis le début des années 1960. Après un spectacle aérien en Pologne en 2008, trois chasseurs F-15 israéliens portant l’Étoile de David et pilotés par des descendants de survivants du génocide ont survolé l’ancien camp d’extermination nazi tandis que deux cents soldats israéliens observaient le survol depuis le camp de la mort de Birkenau adjacent à Auschwitz. Les remarques de l’un des pilotes israéliens soulignaient la confiance dans les forces armées : « C’est une victoire pour nous. Il y a soixante ans, nous n’avions rien. Pas de pays, pas d’armée, rien. »
Les écoles publiques promeuvent le modèle du combattant contre « les Arabes » (le mot « Palestinien » est généralement évité), glorifient le service militaire le transformant en une aspiration et un rite de passage à l’âge adulte. Les politologues israéliens ont souligné que la religion civique ne fournit pas de réponses aux questions de sens ultime, tout en obligeant ses pratiquants à accepter le sacrifice ultime. L’espace civique en Israël est associé avant tout à la « mort pour la patrie ». Il n’est donc pas surprenant que le Hamas et, par extension, tous les Gazaouis, soient souvent qualifiés de nazis.
Ailleurs dans le monde, l’attaque du Hamas a également galvanisé l’engagement sioniste sous le slogan « Solidaires avec Israël ! ». Des efforts massifs et organisés sont déployés pour combattre la guerre de l’information. Les responsables israéliens comptent sur un réseau de puissants soutiens, y compris des dirigeants de sociétés de haute technologie, qui veillent à ce qu’Internet amplifie les voix pro-israéliennes et étouffe ou annule le discours pro-palestinien. La censure conduit à l’autocensure, car les prises de position pro-palestiniennes entravent les recherches d’emploi et menacent les carrières des militants.
Cependant, contrairement aux Israéliens, les juifs de la diaspora sont de moins en moins attachés au nationalisme juif à chaque génération. Un nombre croissant de jeunes juifs refusent d’être associés à Israël et choisissent de soutenir les Palestiniens. Le massacre systématique des Palestiniens à Gaza assisté par l’IA a gonflé leurs rangs, en particulier en Amérique du Nord. Les manifestations les plus spectaculaires contre la férocité d’Israël ont été organisées par des organisations juives, telles que Not in My Name et Jewish Voice for Peace aux États-Unis, Voix juives indépendantes au Canada et Union juive française pour la paix en France. Des intellectuels juifs de premier plan dénoncent Israël et figurent parmi les opposants les plus constants au sionisme.
Bien que de manière incongrue, ces juifs sont accusés d’antisémitisme. Plus incongrument encore, la même accusation est lancée contre les ultra-orthodoxes antisionistes. Alors que la prétention d’Israël à être l’État de tous les juifs les expose à la disgrâce et au danger, de nombreux juifs qui soutiennent les Palestiniens réhabilitent le judaïsme aux yeux du monde.

L’option Samson

Depuis ses débuts, les critiques du sionisme ont insisté sur le fait que l’État sioniste deviendrait un piège mortel pour les colonisateurs comme pour les colonisés. Dans le sillage de la tragédie en cours déclenchée par l’attaque du Hamas, ces mots d’un activiste ultra-orthodoxe prononcés il y a des décennies semblent prémonitoires :
« Seul un dogmatisme aveugle pourrait présenter Israël comme quelque chose de positif pour le peuple juif. Établi comme un soi-disant refuge, il a infailliblement été l’endroit le plus dangereux sur la surface de la terre pour un juif. Il a été la cause de dizaines de milliers de morts juives (…) il a laissé dans son sillage une traînée de veuves en deuil, d’orphelins et d’amis(…) Et n’oublions pas qu’à ce bilan de la souffrance physique des juifs, doit être ajouté celui du peuple palestinien, une nation condamnée à l’indigence, à la persécution, à la vie sans abri, au désespoir accablant et trop souvent à une mort prématurée. »
Le sort des colonisés est, bien sûr, incomparablement plus tragique que celui du colonisateur. Les citoyens palestiniens d’Israël font face à une discrimination systémique tandis que leurs frères et sœurs en Cisjordanie sont soumis à la répression à la fois de l’armée israélienne et de leurs sous-traitants de l’Autorité palestinienne. La détention arbitraire sans procès, la dépossession, les barrages routiers, les routes ségréguées, les perquisitions à domicile sans mandat et des morts de plus en plus fréquentes aux mains des soldats et des colons armés sont devenus routiniers en Cisjordanie. Les Palestiniens de Gaza, même avant l’opération « Épées de Fer », vivaient isolés sur un petit territoire, avec un accès à la nourriture et aux médicaments strictement rationné par Israël. Même les manifestations pacifiques étaient accueillies par des tirs mortels de soldats israéliens de l’autre côté de la barrière. Le travail était rare et il n’y avait aucune perspective d’avenir. La cocotte-minute était prête à exploser, ce qui a fini par se produire le 7 octobre 2023.
Depuis lors, des milliers de Gazaouis ont été tués et blessés par l’une des machines de guerre les plus sophistiquées au monde. Avec pour conséquence une montée de la colère et de la haine parmi les Palestiniens, à la fois à Gaza et en Cisjordanie. Les Israéliens se trouvent dans un cercle vicieux : l’insécurité chronique inévitable dans une colonie de peuplement renforce le postulat sioniste qu’un juif doit compter sur la force pour survivre, ce qui à son tour provoque l’hostilité et crée l’insécurité.
Il y a plus de deux décennies, David Grossman, l’un des auteurs israéliens les plus connus, s’adressait au Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, connu pour son bellicisme :
« Nous commençons à nous demander si, pour atteindre vos objectifs, vous avez pris la décision stratégique de déplacer le champ de bataille non pas sur le territoire ennemi, comme il est habituel, mais dans une dimension complètement différente de la réalité – dans le domaine de l’absurdité totale, dans le domaine de l’auto-anéantissement total, où nous n’obtiendrons rien, et eux non plus. Un gros zéro… »
Des voix critiques, à l’intérieur et surtout à l’extérieur de l’État d’Israël, appellent les Israéliens à reconnaître que « l’expérience sioniste a été une erreur tragique. Plus tôt elle sera mise au repos, mieux ce sera pour toute l’humanité. » En pratique, cela signifierait garantir l’égalité pour tous les habitants entre le Jourdain et la Méditerranée et transformer l’ethnocratie existante en un État de tous ses citoyens. Cependant, la société israélienne est conditionnée à voir dans de tels appels une menace existentielle et un rejet du « droit d’Israël à exister ».
La logique coloniale de peuplement radicalise la société et la conduit vers un nettoyage ethnique voire un génocide. Aucun gouvernement israélien ne serait capable d’évacuer des centaines de milliers de colons pour libérer de l’espace pour un État palestinien en Cisjordanie; les chances d’abandonner la suprématie sioniste sur l’ensemble du territoire sont encore plus faibles. Seule une forte pression internationale pourrait amener Israël à envisager une telle réforme.
Plus probablement, cependant, l’État israélien résistera à une telle pression et menacera de recourir à l’Option Samson, c’est-à-dire une attaque nucléaire contre les pays menaçant le « droit d’Israël à exister ». Dans ce pire des scénarios, Israël serait anéanti, mais ceux qui le mettent sous pression subiraient également d’énormes pertes. De toute évidence, aucun pays au monde ne prendra le risque d’une attaque nucléaire pour libérer les Palestiniens.
La pression viendra plus probablement du public, mais ce seront les communautés juives locales, presque toutes associées dans l’esprit du public à Israël, qui en feront vraisemblablement les frais. Alors que ces juifs, même les plus sionistes, n’ont jamais influencé les politiques d’Israël envers les Arabes, ils sont devenus des boucs émissaires faciles pour les méfaits d’Israël.
Les politiciens américains semblent être d’accord. Le président Trump a fait référence à Israël comme « votre État » en s’adressant à un public juif aux États-Unis. Le président Biden a déclaré que « sans Israël, aucun juif n’est en sécurité nulle part ». Les dirigeants israéliens apprécient de telles assimilations entre judaïsme et sionisme, entre juifs et Israéliens. Ces confusions renforcent le sionisme, alimentent l’antisémitisme et poussent les juifs à émigrer en Israël. C’est une perspective bienvenue pour le pays, que ces nouveaux Israéliens renforceront avec leurs ressources intellectuelles, entrepreneuriales et financières, ainsi qu’en fournissant plus de soldats pour Tsahal.
Malgré l’opprobre et les dénonciations publiques, l’État sioniste semble immunisé contre la pression du reste du monde. Le mépris israélien pour le droit international, les Nations Unies et, a fortiori, les arguments moraux est proverbiale. « Ce qui compte, c’est ce que font les juifs, pas ce que disent les gentils », était la boutade préférée de Ben-Gourion. Ses successeurs, beaucoup plus radicaux que le père fondateur d’Israël, veilleront à ce que la tragédie de Gaza ne conduise à aucun compromis avec les Palestiniens. L’opinion dominante israélienne ignore, voire se moque, des plaidoyers bien intentionnés des sionistes libéraux, une espèce en voie de disparition, pour « sauver Israël de lui-même ». Aussi improbable que cela puisse paraître aujourd’hui, seuls les changements au sein de la société israélienne peuvent ébranler l’hubris habituelle. En attendant, Israël continuera de défier le monde.

Cet article a été publié sur  le site Pressenza https://www.pressenza.com/fr/2024/01/jusqua-quand-israel-pourra-t-il-defier-le-monde/

Yakov M. Rabkin est professeur émérite d'histoire à l'Université de Montréal. Il a publié plus de 300 articles et quelques livres : Science between Superpowers, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Comprendre l’État d’Israël, Demodernization : A Future in the Past et Judaïsme, islam et modernité. Il a fait de la consultation, entre autres, pour l'OCDE, l'OTAN, l'UNESCO et la Banque mondiale. 
Site web : www.yakovrabkin.ca