Frontex, Schengen, "gestion" des immigrés, au bonheur du privé !

Image
Frontex

 

Par Joël Perichaud, Secrétaire national du Parti de la démondialisation aux relations internationales.
 

L’Union européenne (UE) a créé l’espace Schengen en 1985 et l’a communautarisé en 1997 par le traité d’Amsterdam. L’objectif annoncé était de créer un espace de « liberté, de sécurité et de justice ». En réalité, la liberté de circulation au sein de l’UE avait pour objectif principal la libre circulation des marchandises et de la main d’œuvre, notamment des pays de l’Est. Cette main d’œuvre immigrée, pourvue d’une sous-protection sociale (salaires, horaires, indemnités diverses, etc.) était une aubaine pour le patronat de l’Ouest qui bénéficiait ainsi de “charges sociales” très inférieures.
Au fur et à mesure, l’UE néolibérale, s’est “coordonnée" pour contrôler ses frontières extérieures en tentant d’appliquer une politique commune et un « soutien » aux pays ayant une frontière extérieure propice à l’entrée de migrants comme la Grèce, l’Espagne ou l’Italie. En 2004, l’UE crée l’Agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (Frontex, basée à Varsovie). En 2016, Frontex était dotée de 254 millions d’euros.
Rebaptisée « Agence de garde-côtes et de garde-frontières européens » en octobre 2016, Frontex a graduellement acquis des prérogatives exorbitantes qui bénéficient grandement à la sous-traitance par des multinationales qui organisent la « chaîne de valeur » des migrants s'assurant ainsi de juteux bénéfices. Cynisme et inhumanité sur toute la ligne !

Frontex, agence militarisée de renseignement

Frontex administre le système de surveillance satellitaire Eurosur (drones, avions de reconnaissance, satellites et capteurs sur les littoraux) présent dans 22 pays de l’Espace Shengen, dont 18 membres de l’UE (Bulgarie, Estonie, Grèce, Espagne, France, Croatie, Italie, Chypre, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Malte, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovénie, Slovaquie, Finlande) et 4 non membres de l’UE (Norvège, Liechtenstein, Islande et Suisse). Le financement d’Eurosur était de 224 millions d’euros pour la période 2014-2020.
Eurosur échange des informations opérationnelles (localisation des “incidents” et des patrouilles, par exemple) et des données à caractère personnel.
La coopération et l’échange d’informations entre les autorités nationales et Frontex s’effectuent via 3 types de “tableaux de situation” (national, européen et zones situées en amont des frontières), qui agglomèrent des données reçues en temps (quasi) réel de différentes autorités, capteurs, plate-formes et autres sources. Ces données sont relatives à des “incidents”, des “objets” (détection et suivi de navires, par exemple) et à des personnes.
Outre la surveillance des frontières extérieures, terrestres et maritimes, des États membres, Eurosur échange des informations relatives aux frontières aériennes et aux points de passage frontaliers intérieurs.

Frontex peut signer des accords avec des pays non-membres de l’UE, initier et organiser des vols de retour conjoints, échanger des données personnelles avec l’agence européenne de coopération policière Europol, initier des opérations terrestres et maritimes de contrôle des frontières, débarquer des personnes interceptées en dehors du territoire européen, acheter son propre matériel et dé-ployer ses officiers de façon permanente hors de l’UE.  
Frontex, agence la plus financée des agences de l’UE avec 544 millions de budget en 2021 (11,3  milliards d'euros pour la période budgétaire de l’UE 2021-2027 et 10 000 agents en 2027), dispose d’un arsenal militaire composé de 21 avions, de 27 hélicoptères, de 116 navires, de voitures de patrouille, d’unités de radars mobiles, de détecteurs de vision nocturne mobiles, de drones, de détecteurs de battements cardiaques…

Le pouvoir absolu de la Commission européenne sur les politiques migratoires

Depuis fin 2015, l’ingérence de la Commission européenne (CE) dans les politiques migratoires des États membres s’accentue : la Commission européenne, en élargissant le mandat de Frontex, lui a donné le pouvoir d’agir dans le processus d’acquisition d’équipement des États membres. Frontex a notamment la possibilité d’intervenir directement dans un État membre sans son consentement par simple décision de la Commission. Elle a, par exemple, la possibilité de faire des « opérations de retour conjoint » de sa propre initiative, l’objectif étant de sous-traiter à “l’agence” (diminutif aussi donné à la CIA…) le renvoi forcé des personnes “indésirables” au bénéfice de sociétés privées mais au détriment du respect des droits humains fondamentaux. En effet, la responsabilité étant diluée entre l’agence et les États, les violations du droit d’asile et les risques de traitements inhumains et dégradants disparaissent dans le flou…
L’objectif public assigné à Frontex (aide aux États membres de l’UE et aux pays associés à l’espace Schengen à la protection des frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE) masque la perte de souveraineté des États membres en matière de politique migratoire. En effet, l’extra-territorialisation du contrôle policier des frontières (contrôle des entrées/sorties sur un territoire) s’effectue de plus en en plus en amont de la frontière territoriale des pays, établie par le droit.
Il s’ensuit la disparition de la théorie juridique et politique de la souveraineté selon laquelle les frontières étatiques et nationales (les frontières du droit et des droits) et les frontières du contrôle de l’entrée sur le territoire national sont alignées. Frontex est l’instrument de la rupture et de la différenciation entre frontières des droits et frontières des contrôles à l’ensemble des frontières extérieures de l’espace Schengen, qu’elles soient aériennes, maritimes ou terrestres.

Dans la novlangue européenne, la direction générale des politiques européennes de contrôle des frontières devient la gestion intégrée des frontières. Cette fausse doctrine est, dans les faits, un en-semble de prescriptions hétérogènes, construit par de nombreuses négociations entre la Commission, qui veut décider seule, et les représentants des États membres, notamment les ministres de l’Intérieur, qui veulent préserver leurs prérogatives. Pour prendre définitivement la main, la Commission européenne a créé en 1999, en son sein, une administration dédiée aux questions de justice et affaires intérieures (JAI).
Après le 11 septembre 2001, l’administration Bush exige le contrôle des personnes entrant et sortant de l’UE. Une aubaine pour la CE qui centre les débats sur les questions de sécurité. C’est au nom de celle-ci et de la promotion d’un sentiment d’appartenance parmi les “citoyens européens” que la direction de la JAI de la CE publie, en mai 2002, un document sur la gestion intégrée des frontières. A l’époque, il s’agissait de faire coïncider la frontière du droit communautaire et celle du contrôle, la frontière des droits n’étant pas évoquée. Un mois après, le « plan relatif à la gestion des frontières extérieures », qui met l’accent sur la nécessité d’une meilleure coordination opérationnelle, est adopté par le Conseil de l’UE…

Contrôle des frontières en quatre niveaux

En 2006, sont adoptés le « code frontières Schengen » (texte de loi communautaire) et un document stratégique formalisant les composantes de la doctrine de gestion intégrée des frontières. La “doc-trine” de gestion intégrée des frontières rappelle que le contrôle des frontières comporte des activités de vérification qui impliquent l’examen des personnes souhaitant franchir la frontière extérieure de l’UE à un point de passage désigné et des activités de surveillance qui concernent les zones situées entre ces points de passage et qui impliquent la détection et l’interception des personnes tentant de franchir la frontière hors des accès prévus. Puis elle établit que le contrôle des frontières se décline en quatre niveaux : il commence dans les pays de départ et de transit, par le biais des politiques de visa et la coopération avec les autorités locales. Ce contrôle se poursuit par la surveillance des zones frontalières puis par les contrôles aux frontières et se prolonge à l’intérieur de l’espace Schengen par les échanges d’informations entre services policiers et par l’organisation d’opérations de contrôle temporaires.

Une véritable aubaine voire un filon en or pour le privé

Plus Frontex est subventionnée par l’argent public, plus elle délègue à des entreprises privées la surveillance aérienne et la technologie de pointe (drones, appareils de visions nocturnes, etc.). De nombreuses multinationales assument les « services » qui étaient auparavant assurés par les États… Et les coûts explosent.
Outre les réseaux criminels (passeurs, etc.) auxquels les migrants sont obligés de faire appel, d’autres secteurs, moins médiatisés, tirent des bénéfices bien plus importants de l’immigration irrégulière. Tellement importants qu’une question se pose : ne font-ils pas tout pour l’encourager ?
-    gestionnaires des centres de rétention administrative (CRA) pour migrants,
-    sociétés qui y assurent la livraison des repas, la sécurité ou le nettoyage,
-    entreprises qui fournissent gardes et escortes des expulsés,
-    fabricants d’armes et industrie aéronautique,
-    fabricants des technologies de pointe pour la surveillance des frontières,
-    sous-traitants pour la délivrance des visas…

Ces services, autrefois du ressort exclusif de l’État, sont maintenant gérés par de grands groupes privés qui, pour des raisons d’image notamment, s’abritent derrière une kyrielle de sous-traitants. Cette privatisation rampante grève encore plus les caisses des pouvoirs publics, favorise l’opacité et dilue les responsabilités en cas d’incident au cours des interventions, mettant les États à l’abri de violations de la loi, pourtant fréquentes.

De plus, l’UE utilise les financements de l’Aide publique au développement (APD) pour contrôler les flux migratoires, comme, par exemple, avec le Centre d’Information et de Gestion des Migrations (CIGEM) inauguré en octobre 2008 à Bamako (Mali) et le dixième Fonds européen de développe-ment (FED) pour financer la formation de la police aux frontières en Mauritanie. Pour atteindre les objectifs qu’ils se sont eux mêmes fixés (allouer 0,7 % du revenu national brut à l’APD), certains États membres de l’UE comptabilisent dans l’APD des dépenses qui n’en sont pas, comme par exemple, l’effacement de créances qui ne correspondent pas à un transfert réel de ressources mais constituent de simples opérations comptables permettant aux donateurs de « gonfler » les chiffres de l’APD (Irak, Nigeria, Afghanistan…).

L’Europe externalise ses frontières par sous-traitance…

Sans opposition de Tsipras, l’UE signe avec le gouvernement turc un accord visant à contrôler et filtrer l’immigration. L’accord, qui entre en vigueur le 20 mars 2016, prévoit de renvoyer en Turquie tout nouveau migrant, réfugiés syriens compris, arrivé en Grèce et pour chaque Syrien renvoyé, l’UE réinstallera en Europe, un autre Syrien séjournant en territoire turc. L’UE spécifie un quota maximum de 72 000 syriens pour plus d’1 million de refoulés du “territoire” européen. Dans les faits, l’UE choisit « ses » immigrés en fonction de ses intérêts économiques. En échange, l’UE promet 6 milliards d’euros à la Turquie, dit vouloir relancer les négociations d’adhésion du pays à “l’Union” et accélère le processus de libéralisation des visas pour les citoyens turcs. De plus, Ankara s’engage à enrayer le flux migratoire vers l’Europe.
Si d’autres accords avaient déjà été conclus en ce sens, aucun n’avait atteint de tels montants, ni ne comportait de tels enjeux. Surtout, le fait qu’il soit conclu directement par l’UE marque le début d’un nouveau renoncement des États membres. L’institution supranationale négocie maintenant au nom et en amont de ses États membres, se substituant aux politiques nationales en termes d’affaires étrangères.

… Et privatise la « gestion » des migrations

Cette “gestion” de l’immigration prive les États de leur souveraineté, augmente des budgets liés à la sécurité et aux polices et favorise une surenchère militariste qui ne bénéficie qu'aux sociétés privées et à leurs actionnaires. En effet, le marché de la sécurisation des frontières, estimé à quelque 15 milliards d’euros en 2015, est en pleine croissance et devrait passer à plus de 29 milliards d’euros par an en 2022. Dans le contexte actuel de crise migratoire aiguë, de contrôles, de “rétentions” et d’expulsions en forte augmentation, les sociétés privées amassent des profits colossaux.
Concrètement, les sociétés privées bénéficient de la manne de sous-traitance pour la délivrance des visas (marché dominé par VFS et TLS Contact), et facturent aux administrations publiques la saisie des données personnelles, la prise des empreintes digitales, des photos numérisées... Bien entendu, le recours au privé a fait monter les prix des visas…et le coût supplémentaire est supporté par les demandeurs.

La gestion des centres de rétention pour migrants où sont placés les sans-papiers en attente d’expulsion est aussi sous-traitée à des entreprises privées notamment des multinationales (G4S, Geo Group, Mitie, Serco, Tascor, etc.) qui, à l’échelle mondiale, se partagent le marché de la détention. Ces entreprises ont tout intérêt à augmenter la durée d’incarcération, font du lobbying en ce sens, et obtiennent gain de cause. En outre, l’hébergement d’urgence est nouvelle source de bénéfices pour le privé. Les sociétés privées perçoivent maintenant des fonds de certains États (Italie), aux dépens des associations humanitaires qui traditionnellement prenaient en charge les réfugiés.

Pour la société Sodexo (France), les centres de rétention de migrants sont une opportunité d’extension de ses activités déjà présente dans les prisons. L’empire Bouygues (béton et médias) est chargé de la construction des centres de rétention pour migrants dans le cadre de contrats de partenariats publics-privés (PPP) et l’entreprise de nettoyage Onet y propose ses services.
Certaines sociétés en profitent même pour exploiter les détenus en attente d’expulsion, main d’œuvre très bon marché et sans droits. Le groupe GEO (“gestionnaire” du camp de Guantanamo) « offre » à ses occupants aux centres de Harmondsworth près de l’aéroport d’Heathrow et de Dungavel en Écosse, des « opportunités de travail rémunéré », à très bas coût, pour des services allant de la peinture au nettoyage. Un nouvel esclavage moderne.

Pour les multinationales, l’immigration rapporte plus qu’elle ne coûte

Les migrants, qui parviennent à leur “destination”, recherchent un emploi. Les entreprises du pays d’accueil profitent d’une main-d’œuvre bon marché, sans frais de formation payée par le pays d’origine. Une telle main-d’œuvre, flexible et exploitable à merci, fait pression sur les salaires, sur les termes des contrats de travail, sur les chômeurs sommés de travailler aux mêmes conditions, etc.
Loin de constituer une menace et contrairement à une idée fausse répandue par Zemmour et con-sorts, les migrations ont un impact positif sur les économies des pays d’accueil. Sur un plan pure-ment économique, d’après l’OCDE, un immigré rapporte en moyenne 3 500 euros de rentrées fiscales annuelles au pays qui l’accueille. Les sans-papiers qui travaillent ont des fiches de paies, sou-vent au nom de tierces personnes et cotisent pour une couverture sociale dont ils ne peuvent bénéficier.

Pour une politique migratoire juste et humaine, sortir de l’UE

Les migrations sont la conséquence des conflits, des persécutions, des catastrophes environnementales, des injustices sociales et économiques générées, dans le monde entier, par le néolibéralisme. La stratégie de gestion des migrations de l’UE, bras armé du néolibéralisme sur le continent européen, favorise volontairement les migrations intra-européennes et extra-européennes vers l’UE. Car la main d’œuvre immigrée, bon marché et docile, est essentielle pour les grandes entreprises et leur procure de juteux bénéfices.
C’est pourquoi, s’attaquer au néolibéralisme et à la mondialisation est une des conditions essentielles pour éliminer les causes de l’immigration. L’autre condition, liée à la première, est que les États reprennent leur souveraineté. Car les politiques d’immigration doivent être le choix des États et des peuples et non d’une structure supranationale et anti-démocratique.  
Bref, si les Français veulent mener une politique migratoire juste et humaine, la France doit re-prendre en main sa souveraineté et sortir de l’UE, de son espace Schengen, de Frontex, de l’euro et de l’O