L’e-commerce dans les filets de l’OMC et du Davos

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Par Joël Perichaud, Secrétaire national du Parti de la démondialisation chargé des relations internationales

L’OMC confirme avec les discussions sur l’« e-commerce » sa ligne néolibérale. Les États-Unis, l’Union européenne et l’OMC jouent partition commune pour imposer leurs géants du numérique aux pays en développement et cherchent à leur interdire de s’en protéger.
Le résultat de ces négociations sur l’« e-commerce », qui d’ailleurs se déroulent en dehors du cadre légal puisqu’elles se font sans mandat de négociations de l’OMC, sera vraisemblablement imposé aux pays du Sud, devenant ainsi la nouvelle règle pour tous. Okonjo-Iweala (1), première femme africaine à la tête de l’OMC, y aura activement contribué…

Lancées officiellement par l’OMC en janvier 2019, en marge du Forum économique mondial de Davos, les négociations sur l’e-commerce avancent à marche forcée. Conformément à la volonté des néolibéraux et des entreprises multinationales, la pandémie tombe à pic pour faire passer dans les faits le « Grand reset » prôné par Davos (2). Les ventes en ligne ont, en effet, explosé en raison notamment de la fermeture de nombreux commerces et des injonctions au confinement.
Quatre-vingt-six pays de l’OMC discutent donc de la « régulation » d’une économie et de technologies numériques. Ils se sont mis d’accord sur un texte dont le contenu confirme les craintes initiales : les pays du Sud ont tout à perdre de ces pseudo-négociations qui les laissent sur le banc de touche.

Coup de force de l’OMC

Théoriquement, toute nouvelle négociation doit être le fruit de l’accord de l’ensemble des 164 États membres de l’OMC. Mais la réalité est bien différente puisque 78 États membres (Inde, Afrique du Sud, etc.), tous des pays en développement, refusent toujours de participer à cette « initiative stratégique conjointe » – c’est sous ce nom que se cache le coup de force – sur l’e-commerce. Pourtant, dans les faits, les pays riches du capitalisme triomphant les imposent. On comprend pourquoi à la lecture du texte (non définitif) qui apparaît extrêmement défavorable aux pays du Sud.
D’autant que loin de se limiter à une simple « régulation » de l’e-commerce, ces « négociations » englobent l’économie numérique dans son ensemble et sont d’une portée considérable.  En témoignent les titres des six sections du texte :
-    « Favoriser le commerce électronique » (Enabling electronic commerce) ;
-    « Ouverture et commerce électronique » (Openness and electronic commerce) ;
-    « Confiance et commerce électronique » (Trust and electronic commerce) ;
-    « Enjeux transversaux » (Cross-cutting issues) ;
-    « Télécommunications » ;
-    « Accès aux marchés » (Market access).

Bien ou service ou les deux ?

Afin de « noyer le poisson » le texte est délibérément flou sur des notions centrales comme « pro-duits numériques » ou « transmissions électroniques ». Car selon que l’on considère les « produits numériques » comme des biens ou des services, la portée de l’accord sera différente. Jusqu’alors les biens et les services font l’objet de deux accords différents au sein de l’OMC. Les pays en développement disposent de plus de latitude pour « libéraliser » des services. Or le numérique efface la frontière entre ces deux catégories. Une montre connectée, par exemple, est à la fois un bien et un service tout comme un téléphone mobile.

Transmissions électroniques : contenu inclus ou pas ?

La suppression des droits de douane est aussi au cœur des négociations sur les « transmissions électroniques ».  Ces transmissions incluent-elles ou non le contenu qui est transmis ? Là encore c’est le flou qui domine. En effet l’hypothèse de scinder les négociations (une pour la partie « biens », une autre pour la partie « services ») est possible et n’implique pas les mêmes conséquences. Les États-Unis, le Japon et l’Union européenne considèrent pour leur part que le contenu n’est pas inclus. Peut-on s’en étonner puisque ils sont à peu près les seuls au niveau mondial à posséder les grandes infrastructures, exemples les réseaux par satellite, les data centers, les matériels informatiques. Et en plus les logiciels. Ils exercent ainsi une domination planétaire.
Les enjeux financiers et de mise sous tutelle des pays en développement sont donc considérables. Au fur et à mesure de la numérisation forcée de pans entiers de leur économie les profits capitalistes des détenteurs d’infrastructures et de logiciels seront colossaux tandis que les pertes des pays dé-pendants seront abyssales. En outre et d’ores et déjà les États-Unis et l’UE, par exemple, ont réglementé l’e-commerce à leur avantage…

En face, la Chine joue un rôle clé : elle s’est volontairement rangée parmi les pays en développe-ment tout en étant une puissance numérique de premier plan. Elle s’oppose aux propositions « occidentales » en matière de libre-circulation des données, de protection des codes sources et promeut la « souveraineté numérique ». Mais au nom de la défense de ses intérêts elle dénie aux pays du Sud la capacité à réguler et à encadrer les services de paiement électronique, chasse gardée de ses entreprises. Son objectif est que les entreprises de services de paiement électronique soient traitées comme toute autre entreprise de services incluant le droit d’établir ou d’étendre leur « présence commerciale », y compris à travers des fusions et acquisitions.

Les pays du Sud encore plus asservis

Mais la domination ne s’arrête pas à l’économie. L’asservissement total passe par la suppression de toute souveraineté nationale des pays du Sud.
Prenons, par exemple, la question ultra-sensible de la libre-circulation des données par-delà les frontières. Impossible de croire à la possibilité, pour les pays du Sud, d’atteindre des « objectifs légitimes de politique publique » dont ont largement profité les pays développés quand l’application de cette possibilité ne devra pas se faire d’une manière « arbitraire ou conduisant à une discrimination injustifiable ou constituant une restriction déguisée au commerce ». L’OMC prône la libre-concurrence quand elle favorise les seuls pays riches…
En effet, le traité de l’OMC sur l’e-commerce interdira aux pays en développement de construire leurs propres infrastructures de données, de participer au financement de leurs jeunes entreprises numériques, de stocker et traiter localement leurs propres données.

Tout bénef pour les États-Unis

Comme avec tous les traités de l’OMC, les bénéfices iront aux entreprises numériques des pays les plus industrialisés. En effet, la protection des codes sources, outil crucial pour leur développement, revient à interdire les transferts de technologie en faveur des pays du Sud. Et les seuls bénéficiaires de l’interdiction des mesures de localisation des données sont les pays développés qui concentrent 80% des centres de données (data centers), en particulier les États-Unis qui en possèdent 40% sur leur territoire. De plus, et comme toujours, la suppression des droits de douane sur les transmissions électroniques bénéficie aux pays exportateurs nets des biens et services concernés, c’est-à-dire, les pays industrialisés. Mais évidemment pas aux peuples, ni du Sud ni du Nord !

Notes
1- Derrière un masque africain au féminin, l’OMC ne change pas !
2- Macron tweetait en novembre 2020 : « Les destins d'un habitant de Rio, Lagos, Canberra, Vienne, Paris, Dakar n'ont jamais été si liés qu'aujourd'hui. Santé, climat, inégalités, valeurs universelles : nous avons besoin d’un consensus mondial, d'une même lecture du monde, d'unir nos efforts pour bâtir ensemble ». Une belle coordination avec le Forum économique mondial (le Davos), organisé chaque année par et pour les grands manitous de la finance et des multinationales, qui se tiendra à Singapour du 17 au 20 août 2021. « The great Reset » : tel en est le thème majeur. Ni plus ni moins que la volonté de passer à une nouvelle version du capitalisme, une « quatrième révolution industrielle », celle de l'automatisation des machines par l'intelligence artificielle et la généralisation des "énergies vertes". C'est elle qui, en grande partie, mènerait à « un monde plus vert, plus juste et plus prospère », selon le Forum économique mondial.
Pour en savoir plus :

Le Forum économique mondial (Davos) a été reporté du 17 au 20 août 2021 à Singapour : https://fr.weforum.org/press/2020/06/la-grande-reinitialisation-un-sommet-unique-pour-debuter-2021
https://fr.weforum.org/agenda/2018/05/cyfy-africa-2018-l-afrique-face-aux-defis-du-numerique/