La démocratie sans l'État ?

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La démocratie san l'Etat

 «  Il n'y a plus de lien entre le fonctionnement institutionnel de notre pays et la volonté de sa population. Car nous sommes désormais gouvernés par des traités supranationaux. Ceux qui dirigent l'État ne sont plus que les gestionnaires d'un ordre institutionnel dont le contenu nous échappe. On nous dit que ce dépassement de l'État-nation est le moyen de chasser définitivement le spectre du totalitarisme et de la guerre. Mais nous constatons que c'est d'abord l'État social qui se déconstruit, ainsi que le lien entre l'orientation de l'action étatique et les citoyens. De cette déconstruction ne résulte aucune pacification, ni rien de bon. Lutter efficacement contre ce dessaisissement aurait supposé que nous ayons compris les liens entre la construction de l'État souverain et la réapparition de la politique et des processus démocratiques. C'est l'objet de ce livre. Une analyse singulière des conditions de possibilité de la démocratie. »

Gilles Amiel de Ménard sera présent à l’Université d'automne du Pardem, les 11 et 12 novembre 2023 à La Rochelle. Ne le manquez pas ! Venez. Programme, inscription

Introduction de l'ouvrage La démocratie sans l'Etat ?

Une énigme est à l’origine de cet essai. Depuis la crise de 2008, le néolibéralisme, jadis hégémonique autant comme système institué que comme idéologie dominante, semble fragilisé comme jamais. Chaque année, sa crédibilité s’effrite un peu plus. Les populations qui subissent ses effets délétères sont de plus en plus hostiles aux structures institutionnelles sur lesquelles il repose. Ses piliers en sont l’interdiction des politiques économiques interventionnistes (1), le libre-échange généralisé, la financiarisation de l’économie et des budgets publics, et enfin les traités internationaux et des institutions supranationales qui préemptent les processus démocratiques nationaux. Toutes ces procédures instituées, cet ensemble de choix politiques faisant système, semblent en effet avoir un lien direct avec le chômage de masse, la précarisation des conditions de travail, la déconstruction permanente des services publics et de tout ce qui constituait l’État social, et notre paralysie politique (quels que soient les votes et les mobilisations, c’est toujours la même orientation économique et sociale qui règne). En effet, que les processus électoraux comme les luttes sociales n’aient plus le moindre poids sur l’orientation des politiques publiques semble aussi un phénomène logiquement relié avec l’organisation postnationale des processus économiques. Ces soupçons semblent pleinement justifiés. Il y a bien un lien direct de cause à effet entre les institutions néolibérales et notre impasse sociale, économique, environnementale, sanitaire et politique.

Jusqu’ici, nul mystère. Mais là où la situation devient intrigante, pour ne pas dire incompréhensible au premier abord, c’est le constat que dans les pays occidentaux, et particulièrement dans les pays faisant partie de l’Union européenne (épicentre de la déjà vieille révolution néolibérale), aucun mouvement politique massif, pour l’instant (2), ne semble profiter de ce tournant historique, de cette crise et de ce rejet populaire montant pour construire une majorité politique nationale visant à sortir des institutions qui constituent cet ordre néolibéral. Dans tous ces pays, l’ensemble des mouvements politiques de masse actuels, y compris ceux qui contestent verbalement ce néolibéralisme, semblent paralysés dès qu’il s’agit de sortir des institutions économiques et politiques qui le rendent inévitable et qui ont construit sa force. Pour résoudre cette énigme, il faut bien se pencher sur les raisons qui empêchent ainsi toute réaction politique significative adaptée. Bien sûr, certains partis et syndicats sont directement si ce n’est ouvertement au service des plus gros intérêts privés bénéficiaires de la configuration actuelle. Mais cela n’explique pas pourquoi ceux qui n’y ont aucun intérêt ne disposent plus eux-mêmes d’organisation défendant efficacement leurs positions. La nouvelle configuration du capitalisme aura directement visé, pour asseoir sa puissance, la souveraineté de l’État, cœur stratégique de la politisation de la société, et donc de l’économie. Or, les classes éduquées ne se seront jamais dressées contre ce démantèlement stratégique aux conséquences immenses, au contraire. C’est vraisemblablement vers cette contradiction qu’il faut chercher à résoudre notre énigme apparente. Il va donc falloir faire retour sur ce qui lie historiquement et pratiquement la société contemporaine avec l’État, la politique, et la souveraineté, afin de comprendre la tension de ces facteurs avec l’autonomie de l’économie et l’individualisme. Ces derniers phénomènes ont tendance  à refouler de notre champ de vision les processus faisant société, et pour commencer les institutions étatiques, vues désormais comme des obstacles à la liberté individuelle, idéal central de la modernité. Le processus concret qui vient cristalliser ces contradictions depuis plusieurs décennies est celui de la mondialisation, concept qu’il va falloir préciser.

Ce qui semble ainsi effrayer toutes les directions des grands partis politiques, y compris des nouveaux, celles des grands syndicats, ainsi que la grande majorité des intellectuels, c’est l’idée de sortir des institutions de la «mondialisation» (3). Ladite mondialisation est devenue une expression confuse qui confond le mouvement pluriséculaire et irréversible d’interdépendance accrue des sociétés, depuis les Grandes Découvertes débutant au XVe siècle, avec les institutions néolibérales qui paraissent infiniment plus contingentes. Cet amalgame rajoute encore à ces facteurs hétérogènes les innovations techniques récentes qui favorisent une interconnexion mondiale accrue, à savoir la révolution du numérique et de l’informatique, celle du conteneur pour les transports, et jusqu’aux problèmes écologiques. Devenues l’équivalent d’un destin historique, les institutions néolibérales se fondent commodément dans la fatalité de la «mondialisation». Elles se font de la sorte passer pour des faits objectifs inéluctables, un processus sans sujet, alors qu’elles ne sont issues que de très banales décisions politiques, et en tant que telles restent parfaitement réversibles. L’argument obsédant et naïvement utilitariste de l’échelle, soutenant que face à cette globalisation, seules les sociétés qui s’organisent à l’échelle continentale pourront faire face aux nouveaux défis, vient sceller la soi-disant nécessité de «transcender» l’État souverain. L’écologie courante (avec sa pointe avancée, la collapsologie) tout comme le libre-échangisme et l’européisme vont plus loin, et ont pour horizon un proto-État mondial, ou du moins des institutions mondiales spécialisées qui prendraient les décisions nécessaires qui s’imposent d’un point de vue technique pour régler les problèmes qui se posent à l’échelle du monde.

Cette logique apolitique et technocratique (des problèmes essentiels se posent, la raison et l’analyse experte suffisent pour les objectiver, il faut les résoudre), renouvelant l’esprit du despotisme éclairé (et du saint-simonisme), fait fi de l’unique fait anthropologique véritablement universel : l’homme ne vit humainement qu’en société et non pas comme un simple individu ou comme un «citoyen du monde» (simple oxymore et proclamation vide de toute portée pratique). Et cette réalité sociale est plurielle, depuis toujours. Il y a des  sociétés humaines, mondialisation ou pas. De ce fait, les problèmes sociaux dépendent des institutions sociales de chaque société et ne peuvent se régler qu’à l’échelle non pas des problèmes du point de vue de Sirius mais de celle de la vie sociale concrète, à savoir celle des sociétés réellement existantes. Ce n’est que dans les sociétés disposant d’un État souverain que les grandes réorientations peuvent advenir, parce que les conditions pour les rapports de force et les arbitrages qu’implique toute rupture institutionnelle conséquente, qu’elle soit économique, sociale ou écologique, sont ici réunies. Toutes les autres échelles n’abritent que des structures de coordination (incluant des rapports de force), mais aucun processus proprement politique capable de valider et d’opérer des réorientations globales majeures, impliquant de contraindre significativement les groupes sociaux les plus puissants.

Dans cet essai, le concept de politique ne désigne pas les seuls rapports de force concernant n’importe quel pouvoir. La politique, de par son origine grecque, constitue une des innovations sociales majeures de l’histoire. Elle est intrinsèquement liée à la philosophie en amont, et à la démocratie en aval. Elle est la prise de conscience, à la portée révolutionnaire, que les sociétés humaines ne doivent leur forme, leur particularité et leur destin qu’à des choix strictement humains, collectifs, inscrits dans des institutions (4). Il est donc, dans une  société devenue politique, utile et nécessaire de former un jugement critique sur ces choix, de participer aux débats publics portant sur les options proposées, afin de déterminer collectivement quelle est celle qui sera la plus profitable à la cité. Peser sur les orientations publiques est donc le pouvoir spécifique qui caractérise le citoyen. Le citoyen est le membre libre de la cité qui participe directement à l’autonomie institutionnelle de sa société, autonomie qui n’est devenue consciente et assumée que depuis l’invention de la politique. Pour cette raison, la politique est chose rare, et ne se retrouve que dans un nombre réduit de sociétés. Elle suppose une unité assez solide pour pouvoir prendre explicitement des choix contingents impactant fortement tous les membres de cette société (alors même que toute société est toujours clivée socialement) comme des décisions publiques soumises en tant que telles au débat public et créant de facto une responsabilité politique qui devra être assumée par ceux qui ont été habilités à prendre ces décisions au nom de tous. Une société réellement politique implique donc une architecture institutionnelle ad hoc faite tout exprès pour organiser des débats publics et des décisions publiques, décisions relayées par des institutions exécutives effectives. Elle suppose enfin une puissance publique et sociale assez forte et développée par rapport aux puissances étrangères pour pouvoir prendre ces décisions publiques en toute autonomie.

Compte tenu de ce que nous venons de rappeler, et en sachant que nous ne vivons plus dans des cités antiques ou médiévales, il est bien évident que pour nos sociétés contemporaines, la politique dans son sens plein n’a été rendue possible que depuis l’invention de l’État souverain. La souveraineté, notion juridico-politique centrale ayant permis la plus profonde politisation des sociétés dans l’histoire, constitue donc le noyau institutionnel et conceptuel le plus stratégique de la politique pour une société contemporaine. La souveraineté est la capacité de créer librement la loi (et de manière plus générale, toutes les contraintes sociales explicites qui s’imposent à tous) sur un territoire et pour la communauté politique correspondante. Elle n’est en rien un synonyme de toute- puissance, ce qui en ferait bien sûr un concept absurde. C’est l’argument classique, parfois de mauvaise foi, qui affirme que la souveraineté est obsolète du fait de l’interdépendance croissante des sociétés entre elles, de la montée des contraintes internationales (économiques et environnementales), et enfin du poids géopolitique des géants américains ou chinois. Seuls les pays ou les ensembles de pays atteignant une taille quasi continentale pourraient selon cette optique encore rester partiellement autonomes. Mais pour ce qui est de la souveraineté, il ne s’agit pas de puissance internationale, voire d’impérialisme, mais, face à ces contraintes, de la capacité d’y réagir librement. De ce fait, plus le poids des contraintes objectives augmente, plus il est important de pouvoir y réagir en toute autonomie, si l’on veut préserver la liberté politique des sociétés prises dans ces contraintes. D’autre part, les petits pays qui ne renoncent pas à leur souveraineté, comme le Japon, la Corée du Sud (5), Cuba ou la Suisse par exemple, restent infiniment plus autonomes face aux contraintes internationales que les pays membres de l’Union européenne qui forment pourtant un immense ensemble régional intégré, et de très loin. La souveraineté est la capacité pour une société nationale non pas de peser sur les décisions des autres pays (ce qui réclame la plus grande puissance internationale), mais celle de préserver l’autonomie de ses propres décisions ! Elle n’enlève rien des contraintes objectives, naturelles, sociales et internationales qui s’imposent à nous. Elle permet, en revanche, et c’est bien évidemment essentiel, pour cette communauté politique et en ce qui concerne son territoire (reconnu par les autres communautés politiques), d’y réagir comme elle l’entend, en toute autonomie, en fonction de ses propres équilibres, intérêts, tensions et arbitrages internes.

Or, on l’a vu, deux facteurs principaux caractérisent une société politique. Tout d’abord, c’est la conscience que la vie sociale d’une société donnée dépend de choix publics sur l’orientation générale à lui donner, en contrôlant et modifiant librement la forme et le contenu de ses institutions. Mais vivre dans une société pleinement politique, c’est aussi organiser la société de telle manière que les membres de cette société en deviennent les citoyens, donc disposent du pouvoir de peser de manière collective et décisive sur cette orientation. En dehors de la souveraineté, aucune société n’est aujourd’hui capable d’être politique, c’est-à-dire s’organiser institutionnellement de manière autonome en fondant l’orientation publique sur le débat et le choix explicite de ses membres, devenus des citoyens. Il lui manquera pour ce faire les bases pratiques, institutionnelles, juridiques, sociales, matérielles et idéologiques qui en sont les conditions de possibilité. Ceci n’est pas une simple assertion théorique, mais le fruit d’une amère expérience collective, celle de la déconstruction de la souveraineté par les institutions de la mondialisation néolibérale depuis une cinquantaine d’années, en particulier pour les sociétés prises dans les filets de l’Union européenne. Le fait est que ces sociétés, tant qu’elles resteront dans ce schéma, ont tout simplement déconstruit leur caractère politique. L’orientation des politiques publiques (de ce fait de moins en moins publiques à proprement parler, l’État lui-même étant progressivement privatisé, ou mis au seul service des plus gros intérêts privés) de chacune de ces sociétés n’a quasiment plus aucun lien pratique et théorique avec les processus électoraux, avec les débats publics et leur arbitrage par une majorité des citoyens.

L’État, que l’on ne nomme comme cela que depuis qu’il est souverain (depuis le XVIe siècle), est doublement nécessaire au caractère politique d’une société contemporaine, et encore plus à tous les processus démocratiques. D’une part, «l’État est une unité organisée d’action et d’effectuation», selon la belle expression d’un des plus grands penseurs de l’État, le juriste allemand Hermann Heller, mort en exil (du fait de ses origines juives et de ses positions politiques) en 1933. Au fur et à mesure que la souveraineté étatique s’empare des grands champs institutionnels faisant société, il en fait un ensemble cohérent, exposé aux yeux de tous, compréhensible et modifiable. Cet ensemble une fois constitué fait alors l’objet de choix contingents rationnellement critiquables, qui orientent consciemment les politiques publiques. Cette manière de procéder, une innovation historique fondamentale, permet aux membres de ce genre de sociétés de se projeter collectivement dans le futur en comprenant que les choix publics d’aujourd’hui dessineront la forme à la fois continuée et modifiée de leur société. D’où l’enjeu qui devient alors évident de participer aux débats publics sur l’orientation de leurs institutions publiques, réunies en un ensemble cohérent et modifiable au sein de l’État. C’est pourquoi ce dernier est devenu un vaste moyen de délibération et d’action collective à l’échelle de la société en son entier.

C’est évidemment par le biais de cette nouvelle logique que les processus démocratiques contemporains ont pu être pensés et mis en place. L’idée a progressivement et logiquement émergée, selon laquelle tous les membres adultes de la société, dont le destin collectif dépendait visiblement de ces choix publics, étaient fondés à participer à la formation de ces choix, et surtout à leur arbitrage final. Car la politique est toujours une question pratique, et il s’agit bien d’agir concrètement, non de discuter à l’infini. Et l’action, à l’échelle globale d’une société, ne peut pas aller simultanément dans toutes les directions, et doit réagir aux nécessités du moment. Il faut donc trancher, en un temps relativement limité, le tout sans pouvoir espérer un véritable consensus, inatteignable dans une société complexe et différenciée. Les membres de la société, devenus des citoyens de par le pouvoir qu’ils se sont finalement octroyés sur cet arbitrage final, doivent donc temporairement choisir une, et une seule orientation collective, selon la loi de la majorité (6), quitte à en changer par la suite. L’État, du moins celui qui est souverain et qui devrait en toute raison être le seul à mériter cette dénomination, centralisant les institutions publiques pour les intégrer dans une «une unité organisée d’action et d’effectuation», est bien l’outil central de la politisation des sociétés contemporaines.

Le dernier secteur social, essentiel, qui restait en dehors des outils étatiques de la puissance publique, était l’économie (les conditions de production et d’échanges, ainsi que la politique monétaire et financière), essentiellement captée par des autorités et des institutions privées, jusqu’à l’invention de l’État social qui s’en empare. À partir de ce moment, les sociétés contemporaines sont devenues pleinement politiques.

Mais d’autre part, la souveraineté, base juridique et politique de l’État, permet de faire ces choix publics en toute indépendance (en tout cas du point de vue juridique, mais c’est essentiel) de toute autre autorité interne, religieuse ou sociale, et de toute autre autorité externe, comme une autre puissance étatique, économique (comme les grandes multinationales par exemple) ou religieuse. Car les processus démocratiques, ceux qui permettent aux citoyens de peser sur les grandes orientations publiques (7), et de se reconnaître de ce fait dans le pilotage social que permet l’État, deviennent sans objet si ces orientations sont préemptées par des logiques qui échappent à la souveraineté de l’État, se décidant ailleurs et dans d’autres institutions. Si une puissance étrangère ou des institutions supranationales s’emparent de l’essentiel des orientations des politiques publiques, alors il ne sert plus à rien de participer aux processus électoraux, qui ne sont plus en capacité d’arbitrer les principaux choix publics et notre destin commun, c’est évident.

Le Danemark, occupé par les nazis, organisa pourtant des élections législatives le 23 mars 1943. Les sociaux-démocrates obtinrent une victoire écrasante (44,5%), et les nazis danois des résultats ridiculement bas (2,1%) (8). Mais cela, bien sûr, ne changea rien, si ce n’est un durcissement de l’occupation. Quant à nos propres élections législatives, elles ne peuvent, elles non plus, déboucher sur aucun changement politique significatif, pour des raisons heureusement fort différentes. Mais elles sont pareillement stérilisées du fait que nous sommes englués dans les institutions européennes qui se sont emparées de toutes les politiques économiques, et par ce biais de toutes les orientations sociales essentielles. Sans souveraineté, base de l’État politique, aucun processus démocratique ne peut survivre. Nous nous retrouvons alors en présence de la caricature de l’État décrite par ses ennemis libéraux, marxistes ou libertaires, c’est-à-dire sa capacité de contrainte et son administration tentaculaire, mais sans ce qui faisait et sa véritable caractéristique et son intérêt, la souveraineté qui permettait autant le caractère politique de notre société que les processus démocratiques, imparfaits mais essentiels, caractère et processus qu’elle seule rendaient possibles.

Si nous voulons bien admettre ce caractère nodal de la souveraineté, nous avons une piste solide pour tenter de résoudre notre énigme initiale. Aucun mouvement politique de dimension nationale ne semble vouloir s’emparer de la crise historique de la mondialisation néolibérale (dont l’Union européenne est en quelque sorte le chef d’œuvre et la version la plus radicale) pour proposer de s’en émanciper le plus rapidement possible afin de retrouver le caractère politique et démocratique de nos sociétés. Les classes les plus éduquées des pays occidentaux, possédant le monopole social des directions politiques et syndicales dans ces pays, semblent paralysées à l’idée de revenir à la souveraineté nationale, au sens étatique de la notion comme dans son sens démocratique. Car la souveraineté nationale fait signe, bien évidemment, vers la souveraineté de l’État, donc l’autonomie institutionnelle de la puissance publique, mais surtout désigne le fait que la communauté des citoyens, la nation, s’attribue cette souveraineté. À proprement parler nous serions d’ailleurs censés réserver l’expression «souveraineté nationale» à sa seule signification démocratique, celle qui reconnaît que la nation s’attribue la souveraineté de l’État, et employer l’expression « souveraineté de l’État » pour exprimer le principe de l’autonomie institutionnelle de la puissance publique et ses compétences matérielles lui permettant de l’exercer. Mais l’usage tend hélas à prendre l’un pour l’autre, un des signes innombrables de la confusion qui règne sur ces questions fondamentales. Nos réflexes idéologiques sont ainsi faits qu’il nous faut faire un effort particulier pour ressaisir le lien logique et pratique qui existe entre l’effectivité et l’autonomie de la puissance publique (la souveraineté tout court), et les processus démocratiques politiques et sociaux, que l’on a beaucoup de mal à associer aux caractéristiques de l’État, généralement considéré comme l’ennemi naturel du peuple. Ces réflexes idéologiques ont beaucoup fait pour permettre notre désarmement institutionnel face aux attaques intelligentes des classes dominantes contre notre pouvoir collectif institué, qui dépendait en pratique de l’effectivité de la souveraineté.

En France, la droite, dont l’épisode gaulliste représenta finalement une parenthèse atypique vite refermée, et la gauche, dont les bases idéologiques furent profondément renouvelées sur des bases individualistes et libertaires depuis les années 1960, malgré leur opposition idéologique sur des sujets « sociétaux » (des questions de mœurs ou de morale) et leur opposition politique sur les questions sociales ou environnementales, sont les véritables gardiens du statu quo sur cette question fondamentale de notre intégration dans les institutions européennes, scellant notre condition postnationale et postdémocratique. Ces institutions empêchent pourtant toute réorientation majeure face à la mondialisation néolibérale par la nature de leur agencement, leur objectif et le fait qu’elles se basent sur des traités internationaux par définition étanches à tout processus politique issu de la vie électorale.

Mais ce blocage politique et démocratique, cette orientation imperturbablement néolibérale alors que ses effets dévastateurs ne cessent de s’amplifier et de devenir toujours plus visibles, commencent à déstabiliser profondément nos sociétés. Il ne peut y avoir aucun changement de cap au sein des institutions néolibérales faites tout exprès pour cela. Alors que le rejet vis-à-vis de cette orientation inamovible ne cesse de monter, la seule voie pour les partis de gouvernement au pouvoir est d’accentuer le caractère illibéral des institutions formellement « nationales ». Concrètement, le fichage, le contrôle et la répression contre la colère sociale et politique des citoyens, en particulier les victimes les plus exposées aux continuelles « réformes » néolibérales déconstruisant l’État social, ne cesse de prendre de l’ampleur. Cette répression prend une dimension de contrôle toujours plus global de la communication de masse et de toutes les scènes publiques de la parole autorisée (enseignement et recherche compris). Mais elle adopte aussi une forme de plus en plus violente, comme le traitement répressif inédit de la révolte pacifique des Gilets jaunes l’aura hélas spectaculairement démontré. Quant à l’épisode Covid, surréaliste, il aura illustré à quel point le contrôle social méticuleux et généralisé, devenu à cette occasion véritablement hystérique, du libéralisme autoritaire est devenu un danger social de toute première ampleur. Cette impasse est donc en train d’aboutir à une profonde déconstruction de ce qui fait le ciment social de nos sociétés, bloquées dans la parenthèse interminable du néolibéralisme. Seule l’intégration politique et sociale des classes populaires opérée par le biais de l’État social avait pu, partiellement, pacifier les sociétés occidentales. Son démantèlement, alors même qu’aucune perspective de résolution politique ne se dessine du fait de l’inertie idéologique des organisations politiques et syndicales actuelles, incapables pour l’instant de se hisser à la hauteur des enjeux et d’assumer la nécessité de restauration de l’État social souverain, rouvre une période chaotique et dangereuse pour toutes les sociétés contemporaines. Loin de plaider pour le postnational, la conjonction de leur interdépendance accrue et de leur incapacité politique ne fait qu’exagérer ces tensions. Car, dans l’histoire, la multiplication des liens commerciaux et financiers n’a jamais automatiquement débouché sur la pacification des relations internationales, au contraire.

Cette inertie, sur ce point central, des partis politiques et des syndicats est celle avant tout de leurs directions bien sûr. Mais elle est hélas confortée par une partie notable de leur base. Même les militants sensibles à la nécessité d’abandonner les rêves européistes et de sortir des institutions de la mondialisation néolibérale n’en font que très rarement un casus belli avec les directions de leurs mouvements. Ils luttent sagement (en vain) pour que ces dernières évoluent sur le sujet, privilégiant le « combat interne », alors que toute l’expérience militante prouve que des réorientations politiques de cette ampleur n’arrivent jamais de cette manière au sein des organisations politiques et syndicales. Et les thématiques idéologiques à forts effets polémiques et clivants, d’ordre secondaire, de gauche ou de droite, viennent alors facilement prendre la place de l’enjeu politique structurel qui conditionne pourtant tous les autres, celui de l’insertion de notre pays dans un ordre normatif européen qui préempte toutes les politiques publiques par le biais budgétaire, économique et règlementaire. C’est d’ailleurs pour cette raison structurelle que nous nous permettons de considérer les autres thématiques idéologiques comme « secondaires », sans nous prononcer sur le fond. Si nous avions mieux conscience de cette évidence, il serait plus facile de saisir l’aspect parfois ubuesque des combats idéologiques actuels. Imaginez, ceteris paribus, l’incongruité d’une société principalement animée par des débats sur la religion (l’Islam), sur notre rapport à la nature ou sur la théorie des genres dans un pays occupé par une puissance extérieure pillant ses ressources et ôtant à ses membres le statut de citoyen... Notre situation est bien sûr différente, mais néanmoins parfaitement comparable, les effets étant similaires. Il serait sans doute temps de redevenir raisonnable et de savoir hiérarchiser les problèmes politiques.

Il nous est donc apparu que les très profonds préjugés existant contre l’État souverain, partagés pour des raisons très différentes mais hélas convergentes par la droite et la gauche du dernier demi-siècle écoulé, était le vecteur le plus flagrant de cette impasse et de notre paralysie politique et sociale. Même les défenseurs des composantes de l’État social, tels les services publics ou la Sécurité sociale, pensent pouvoir concilier cette défense avec une relative indifférence, voire une hostilité de principe, avec la souveraineté. Reprendre à nouveaux frais ce dossier, analyser notre histoire institutionnelle en rapport avec les processus démocratiques politiques et sociaux, nous a semblé nécessaire pour comprendre, mais surtout sortir de cette impasse. Au centre de cette enquête réside la conviction que les processus démocratiques doivent enfin assumer leur lien direct avec la souveraineté de l’État social, tout comme avec la nécessité de démocratiser cet État social, si on veut faire de cette profonde crise l’occasion d’aller plus avant dans la politisation et la démocratisation de la société. Il n’y a de toute façon aucune autre option pratique si l’on veut réellement sortir de l’actuelle course à l’abîme, de plus en plus vertigineuse.

(1) Renouvelant l’utopie déstabilisante de l’autonomie de l’économie, désencastrant institutionnellement cette dernière de la politique et du reste des processus sociaux. Cette utopie et ses effets destructeurs avaient déjà été fortement dénoncés dans POLANYI Karl, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 2009 [1944], et du même auteur, « Le sophisme économiste », La subsistance de l’homme, Paris, Flammarion, 2011, p.37-54
(2) À l’heure où ces lignes sont écrites, de nombreuses initiatives ont déjà émergé, depuis plusieurs années, et qui assument clairement un retour de la souveraineté. Espérons qu’une d’elles gagne en visibilité et débouche sur une solution. Mais pour l’instant, ce mouvement n’est incarné que par des mouvements groupusculaires…
L’apparent mystère, donc, demeure.
(3) La formule inlassablement répétée pour qualifier cette sortie des institutions de la mondialisation néolibérale, est celle du « repli national ». Elle ne reflète pourtant que les préjugés de ceux que l’assènent. Comme si restaurer l’autonomie politique et institutionnelle des sociétés contemporaines et des communautés politiques qu’elles abritent, déployer à nouveau les dynamiques de l’État social et des processus démocratiques serait vouloir constituer ces sociétés en « bunkers » imprenables, isolés, autarciques, rétrogrades et bellicistes… Aucun argument ne vient généralement appuyer cette étrange et partiale mise en équivalence, qui n’est devenue un lieu commun que par sa simple répétition.
(4) Cette vision de la politique, dans sa version contemporaine, porte certes sa part d’illusions. Car les sociétés reposent aussi, plus profondément, sur des manières de faire et des institutions plus ou moins inconscientes ou indisponibles en tant que telles, et profondément inscrites dans leur histoire : langage, systèmes familiaux, religion, mœurs, etc. Une société ne devient donc pas intégralement plastique parce qu’elle devient politique, et de très loin s’en faut. On ne doit donc pas être excessivement constructiviste, ou penser qu’il n’y a aucune inertie historique et
sociale par le seul miracle de la politique, cette manière de faire qui rend une partie des institutions faisant société disponible à la critique et au changement conscient. Cependant, cette disponibilité a beau être partielle, elle change tout…
(5) Et alors même que ces deux pays ne disposent pas vraiment de leur souveraineté militaire et géostratégique.
(6) Seul moyen de concilier l’égalité des citoyens, l’unicité temporaire de l’orientation et de l’action collective, et les principes démocratiques impliquant que ce soient les citoyens qui arbitrent les grands débats publics.
(7) Les processus démocratiques, en fait, ne se réduisent pas à cet aspect crucial, celui de reconnaître à la communauté des citoyens le pouvoir de modifier la forme et le contenu de leurs institutions publiques, et d’arbitrer les grandes orientations publiques. Pour être réellement démocratiques, ils doivent de plus renforcer, par les institutions, ceux qui dans la société sont les plus exposés à la puissance sociale de fait des autres. C’était l’objet, dès l’origine, de l’invention de la démocratie chez les Grecs antiques, c’est pour cette raison que l’on donnait à la majorité du peuple le pouvoir de délibérer et de décider, afin de cesser la guerre civile pour des raisons sociales. La Sécurité sociale, dans tous ses aspects, en est sans doute le meilleur exemple contemporain. La conjonction de la souveraineté du peuple et les institutions sociales renforçant l’autonomie matérielle des salariés (qui n’ont que leur force de  travail comme source de leur puissance sociale d’agir), constituent donc la matrice de tous les processus démocratiques contemporains, et sont intrinsèquement liés.
(8) Cf.https://fr.wikipedia.org/wiki/Élections_législatives_danoises_de_1943. Cet épisode historique est cité par Emmanuel Todd, et dans le même sens, dans son ouvrage : TODD Emmanuel, Les luttesde classe en France au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 182-183

Gilles Amiel de Ménard sera présent à l’Université d'automne du Pardem, les 11 et 12 novembre 2023 à La Rochelle. Ne le manquez pas ! Programme, inscription