La souveraineté nationale dissoute dans la mondialisation

Les classes dominantes avaient fait l’expérience dans les décennies qui précèdent immédiatement la Première Guerre mondiale (ainsi que dans les années 20 à une moindre échelle) d’une grande extension du caractère supranational du capital. On observait une circulation internationale accrue des flux financiers et une période historique de mise en avant du libre-échange, bref la première mondialisation libérale du capitalisme. Les conséquences, du strict point de vue « économique » ne furent pas brillantes. Mais le point n’est pas là. Les années qui succèdent à la Première Guerre mondiale donnent également le signal de départ aux grandes institutions internationales et à d’ambitieux traités internationaux économiques. Toutes les futures caractéristiques de la mondialisation néolibérale actuelle furent testées avant la Seconde Guerre mondiale.

Les classes dominantes en retinrent les conséquences pour elles en tout point stratégiques.

Ces trois aspects essentiels, dérégulation commerciale, financière, et traités internationaux (et les institutions multilatérales qui vont souvent avec), avaient des propriétés convergentes et complémentaires.

Ils déconnectaient les structures et les choix économiques des capacités d’interventions des parlements nationaux. Ils découplaient ainsi les politiques économiques des pressions démocratiques nationales, en coupant à la racine les propriétés politiques des États-nations. Ils libéraient le capital des initiatives législatives autonomes, plaçant ce dernier dans un environnement institutionnel qui débordait les capacités d’interventions légales nationales et le champ des rapports de forces nationaux.

Il était cependant hors de question, vu le rapport de force défavorable aux classes dominantes dans les années d’après-guerre, de lancer en grand ce projet néolibéral (discuté théoriquement dès la fin des années 1930). Mais parallèlement au développement temporaire de l’État social, antinomique avec les projets des classes dominantes, se mettent doucement en place les institutions et les bases de ce qui deviendra plus tard la mondialisation néolibérale.

Sous la pression américaine, et avec l’aide de néolibéraux européens de gauche et de droite, sont jetées les bases de la future « Union » européenne, avec la CECA puis le traité de Rome de 1957.

Dans les tuyaux des néolibéraux, qui peuplent de plus en plus les hautes administrations économiques, monétaires, bancaires et financières nationales, se met également en place une mutation de l’organisation des budgets publics et de la gestion monétaire, prévoyant à terme une place sans cesse accrue des marchés financiers et une dérégulation progressive de ces derniers. Les traités internationaux se mettent à pulluler, concernant de plus en plus de domaines qui jusqu’alors étaient le domaine réservé des États souverains. C’est en particulier le cas de la politique économique, notamment commerciale.

Au début des années 1970, se met en place avec le GATT un cycle supranational, depuis lors jamais interrompu, de dérégulation commerciale, généralisant comme jamais le libre-échange. C’est également la fin du système monétaire des parités de change fixes conclu lors des accords de Bretton Woods en 1944. Les États-Unis, en 1971, unilatéralement, mettent un terme à la seule convertibilité du dollar en or et imposent le passage au régime des changes flottants.

Dès les années 1970, les premières conséquences des changements structurels de la forme institutionnelle du capitalisme ne se font pas attendre.

Le chômage structurel fait sa réapparition dans les pays occidentaux.

C’était pain béni pour les rapports de force sur le « marché du travail » et pour discipliner le salariat qui, depuis les années d’après-guerre, n’avait jamais été aussi combatif. Les premiers signes de l’instabilité monétaire et financière – qui deviendra chronique – ne se font pas attendre. Mais l’essentiel allait suivre. Il aura lieu en Europe dans les années 1980.

Le gouvernement de François Mitterrand, dans la France de 1983, amorce un virage à 180 degrés et lance une politique novatrice, intégralement néolibérale, privilégiant la contraction de l’économie, la désindustrialisation massive du pays, le monétarisme, la dérégulation financière sur une échelle et avec une rapidité inédites, la dérégulation commerciale, la première privatisation massive des entreprises publiques et, enfin, la création d’un vaste marché financier ouvert à tous les vents.

La première financiarisation intégrale d’une économie
a lieu en France, sous un gouvernement de gauche, avec des ministres communistes à son début.

Dissolution de la souveraineté nationale. Mais ce n’est pas tout. Car avec le recul, on constate que l’essentiel n’est pas là, sans pour autant mésestimer l’extraordinaire impact négatif durable de ces réformes structurelles qui forment encore les nouvelles bases de notre économie nationale. Le gouvernement Mitterrand lance avec Jacques Delors un vaste projet très ambitieux d’accélération massive de la déconstruction à l’échelle européenne, des bases institutionnelles sur lesquelles reposait le caractère politique des sociétés européennes : la dissolution des souverainetés nationales. Le grand projet du marché unique européen, puis de la monnaie unique, et enfin le projet de constitutionnaliser les traités néolibéraux européens, doublent toutes nos institutions nationales.

Il les laisse formellement en place mais les vide de tout contenu substantiel, au bénéfice des institutions radicalement antidémocratiques européennes, uniquement chargées d’appliquer les traités néolibéraux, sans aucune forme de responsabilité proprement politique. Cette configuration institutionnelle entérinait le projet politique le plus puissant du néolibéralisme : soustraire la nouvelle forme néolibérale du capitalisme (dérégulation commerciale et financière), de toute possibilité de retour en arrière par des rapports de force sociaux, politiques et électoraux, en dissolvant entièrement les souverainetés nationales, encadrées strictement par des traités et institutions non politiques et non démocratiques.

Tels sont donc les trois piliers de la mondialisation néolibérale : libre-échange généralisé, financiarisation massive de l’économie,
le tout à l’abri de traités internationaux et d’institutions supranationales court-circuitant tous les processus démocratiques.

La nouvelle forme du capitalisme a réalisé ce qu’avait été bien incapable de faire durablement la tentative fasciste : supprimer le caractère politique des sociétés étatiques sans que les populations de ces États s’aperçoivent de la suppression progressive mais radicale de tout ce qui rendait possible les processus démocratiques.

Car le tout est réalisé palier par palier, en prenant grand soin de laisser formellement subsister les institutions de l’État de droit, élections, constitution, parlement, lois, droit, les principes étant donc apparemment saufs. Mais toutes ces institutions sont stérilisées, strictement incapables de contredire le contenu de traités et d’institutions qui leur sont extérieures, qui les surplombent sur tous les sujets les plus structurels. Ce dernier essai des classes dominantes est donc beaucoup plus subtil, efficace, durable, radical, que toutes les précédentes tentatives (élections censitaires, autocratie plébiscitaire, républiques chasses gardées des notables, fascisme, etc.).

Il faut maintenant comprendre en quoi libre-échange, financiarisation de l’économie et traités internationaux sont convergents et complémentaires pour ce si stratégique projet néolibéral. Pourquoi le capitalisme a-t-il revêtu cette forme particulière, qui présente pourtant des inconvénients majeurs du point de vue « économique » toutefois très largement compensés par des avantages stratégiques inestimables ?

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