Le désastre de l’énergie libéralisée

Image
l'énergie hors de prix

 

Nous diffusons ce texte d’Aurélien Bernier dont  nous partageons de nombreux points de vue.
Un conseil : n’hésitez pas à lire son dernier ouvrage : L’Énergie hors de prix. Les dessous de la crise, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, paru le 6 octobre 2023.
https://editionsatelier.com/boutique/accueil/389-l-energie-hors-de-prix-.html

À en croire l’Union européenne et les nombreux gouvernements qui ont soutenu ce projet, la libéralisation de l’énergie devait apporter à la fois de meilleurs prix, une production plus verte et davantage de sécurité des systèmes énergétiques. Lancée il y a vingt-cinq ans dans l’indifférence quasi-générale, cette dérégulation-privatisation du gaz et de l’électricité se révèle aujourd’hui être un fiasco. Mais au lieu d’en tirer les leçons, Bruxelles cherche au contraire à sauver un système absurde et dangereux.
Inventé dans le Chili d’Augusto Pinochet, le modèle d’ouverture à la concurrence des énergies de réseau consiste tout d’abord à isoler les activités de production d’une part et de commercialisation d’autre part, et à favoriser l’entrée de nouveaux opérateurs dans chacun de ces segments.

Dans le gaz, les entreprises publiques comme Gaz de France avaient signé avec des compagnies productrices des contrats d’approvisionnement de long terme (10, 15, 20 ans…) qui offraient une certaine stabilité en matière de prix. Avec un tel avantage, difficile pour des concurrents de contester la position du monopole historique. Qu’à cela ne tienne, Bruxelles obligea les entreprises de service public à vendre aux enchères, à ces concurrents, une partie de ces contrats de long terme, puis oeuvra pour les remplacer par des contrats dits Spot, de court terme. Le marché devenait plus « liquide » (on pouvait acheter et vendre plus facilement du gaz) mais aussi beaucoup plus volatile.

Dans l’électricité, on obligea aussi les monopoles historiques à céder leur production à bas prix à leurs concurrents par différents mécanismes : l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) en France, des enchères appelées « NOME » en Grèce… Certaines centrales furent vendues au privé, comme les centrales au charbon de la Société nationale d'électricité et de thermique (SNET), d’autres furent construites, comme les grandes installations d’énergies renouvelables électriques. Actuellement, environ 30 % du parc français (en puissance) est contrôlé par le privé, dont plus de 24 % grâce à l’éolien et au photovoltaïque.

Pour permettre les échanges entre producteurs et fournisseurs, on ouvrit des Bourses de l’électricité, qui transformèrent en profondeur la formation des prix. Dans une situation de monopole régulé, le prix payé par le consommateur est encadré par les pouvoirs publics et reflète le coût moyen de fourniture. Dans un système dérégulé, les prix de vente doivent traduire le rapport entre l’offre et la demande. Or, avec l’ouverture à la concurrence, si l’on veut que les producteurs privés mettent en route leurs centrales, il faut leur assurer un prix de vente suffisant. C’est pourquoi le prix de Bourse de l’électricité est établi, par convention, au niveau du coût de la centrale la plus chère dont le réseau a besoin à l’instant t. Comme ce sont les centrales fossiles qui, le plus souvent, permettent d’équilibrer l’offre et la demande, le prix du mégawattheure électrique en Bourse dépend largement du prix des combustibles fossiles. Lorsque le gaz flambe, l’électricité flambe aussi.

En 2021, avec la reprise post-COVID, la demande de gaz a dépassé l’offre, déclenchant la crise actuelle des prix, qui est avant tout l’échec d’un système libéral. Grâce aux tarifs régulés de vente (TRV) qui perdurent pour l’électricité, la France est moins impactée que certains pays voisins, qui ont poussé encore plus loin les logiques capitalistes : en Belgique, par exemple, il n’est pas rare que les factures des ménages aient été multipliées par trois ou quatre. Mais ces TRV, vestiges du service public, sont dans le viseur de Bruxelles qui souhaite les supprimer.

En matière de sécurité énergétique, le résultat n’est pas meilleur qu’en matière de prix. La dépendance au gaz russe est remplacée par une dépendance au gaz de schiste américain ou aux importations Qatari. Plusieurs pays ont évité de justesse les coupures de courant pendant l’hiver 2022-2023, qui fut particulièrement doux. En Irlande, le gouvernement a installé des centrales de secours habituellement réservées aux pays en guerre ou victimes de catastrophes naturelles. Pourquoi ? Parce que le secteur privé, dont on a voulu « stimuler les investissements », raisonne selon une logique de profits à court terme. Si la rentabilité n’est pas assez rapide, il s’abstient d’investir.

La situation en matière d’énergie « verte » illustre bien ce problème. Les investisseurs se sont engouffrés dans ce secteur très rentable mais, sans planification publique, les réseaux ne suivent pas. Il arrive de plus en plus souvent que la surproduction d’électricité éolienne et photovoltaïque forme en Bourse… des prix négatifs. L’offre est supérieure à la demande : pour le marché, dès lors, l’énergie ne vaut plus rien. Dans le même temps, d’autres solutions qu’il serait utile de développer sont au point mort faute de rentabilité. D’après la Cour des comptes, sur l’ensemble des subventions publiques aux énergies renouvelables, la production d’électricité en reçoit 90 % contre 10 % pour la production thermique. Et ne parlons pas des politiques de sobriété, qui devraient être une priorité absolue, et qui ne font l’objet d’aucun financement.

Sourde aux critiques, acquise comme jamais aux privatisations, l’Union européenne veut « réformer » le système sans toucher aux Bourses de l’énergie et à leurs logiques. Mais après avoir réclamé la concurrence pour faire baisser les prix, les grandes entreprises consommatrices veulent à présent retrouver de la stabilité. La « réforme » devrait donc leur permettre de signer des contrats d’approvisionnement de long terme à des tarifs garantis. Arcelor-Mittal, Lafarge ou Saint-Gobain pourront ainsi échapper aux fluctuations boursières. Les ménages, les boulangers ou les collectivités locales resteront, eux, prisonniers des logiques de marché.